Un Pape des années 1970 avait qualifié l’Autriche d’ « Île du bonheur ». Le chancelier social-démocrate Bruno Kreisky avait surenchéri en parlant d’ « Île des bienheureux », et alimenté le mythe d’un Etat champion d’Europe de la paix et de l’égalité sociales.
Il existe pourtant un capitalisme à l’autrichienne
L’Autriche a certes une histoire particulière. A la fin de la guerre, son économie était détruite. Comme le capitalisme privé était défaillant, une grosse partie de l’économie, à commencer par les banques et l’industrie lourde, fut étatisée. Au début des années 1960, 95 % de l’électricité, gaz et eau, 78 % du transport, 69 % des banques et assurances et 31 % de l’industrie étaient encore sous propriété étatique.
Le pays n’en était pas moins capitaliste. Le secteur étatique pourvoyait le secteur privé en capitaux et matières premières bon marché, et contribuait ainsi à son essor. Les profits alimentèrent à leur tour l’« Etat social » et l’intégration du mouvement ouvrier à l’économie capitaliste. A cette période, la social-démocratie avait la haute main sur les entreprises d’Etat, pourvoyait sa propre base en « jobs » et élargissait ainsi son influence sur les travailleurs. Avec le tournant néolibéral des années 1980 mettant un terme au « boom » précédent, la plupart des entreprises furent privatisées, coupant l’herbe sous le pied de la social-démocratie.
Etait également ébréché le « partenariat social », ce « compromis entre les classes » plus vanté en Autriche que dans tout autre pays européen. Une loi y avait instauré l’existence de trois « chambres »1 : « de l’économie“, « de l’agriculture » et « du travail », les deux premières sous influence du parti conservateur ÖVP, la troisième sous celle des sociaux démocrates du SPÖ, hégémoniques également dans l’appareil syndical. C’était l’époque où la social-démocratie marchandait tout : du salaire au prix du lait, en passant par les projets de loi.
Tout allait bien, surtout pour le patronat, tant que le niveau de vie des classes populaires allait s’améliorant nettement jusqu’au début des années 1980. Mais 30 ans après le « partenariat social » en prenait un coup, tandis que la classe ouvrière, déshabituée de lutter pour ses propres intérêts (pas de mouvement de grève notable entre 1950 et 2003), encaissait plans d’austérité et privatisations.
Tous égaux, mais certains plus que d’autres
La grève serait-elle caduque en Autriche pour cause de travailleurs trop bien lotis ? Que non ! Entre 1995 et 2008 le revenu réel2 des 20 % les moins favorisés des actifs avait baissé de 25 %. Dans le même temps, le rendement individuel avait grimpé dans la même proportion. Selon les statistiques officielles, 500 000 personnes (sur 8,5 millions d’habitants) vivaient sous un minimum vital, tandis que 12 % de la population étaient considérés comme pauvres – dont beaucoup de femmes et de vieux.
Rien de bon pour les jeunes non plus. L’Autriche a l’un des systèmes d’éducation les plus inégalitaires d’Europe. Après 4 années de scolarisation, les élèves sont triés, prétendument selon leurs « performances » et « talents ». En réalité, les familles du bas de l’échelle sociale (dont les familles immigrées) voient leurs enfants orientés vers des centres d’apprentissage3, où ils font une formation en alternance pour obtenir une qualification d’ouvrier ou ouvrière, à l’école et en milieu professionnel. De nombreuses entreprises les utilisent comme une main-d’œuvre bon marché, sans leur donner de formation suffisante. Tandis que les enfants des classes supérieures peuplent les lycées ou des écoles supérieures, avant d’entrer à l’université.
Autre aspect de l’inégalité : tandis que l’Etat déclare environ 220 milliards d’euros de dettes, les fortunes privées autrichiennes s’élèvent à 1300 milliards – placements, propriétés mobilières ou immobilières. Elles sont elles-mêmes inégalement réparties puisque 10 % possèdent 60 % du magot. L’Autriche figure parmi les lanternes rouges européennes de l’imposition de ces biens. Tandis que l’Etat français prélève dessus 8,3 % de ses rentrées d’impôt (ce qui n’est déjà pas élevé), l’Etat autrichien n’en prélève que 1,3 %.
Des beaux restes d’empire…
Certes le taux de chômage reste bien inférieur à ce qu’il est en France, en Espagne ou en Italie. L’économie autrichienne est étroitement liée à celle de l’Allemagne, où la bourgeoisie, bien avant la crise de 2008, avait „réformé“ le marché du travail et créé un vaste secteur de bas salaires lui permettant de concurrencer ses voisins. Ce dont l’Autriche profite.
Mais elle profite aussi de l’exploitation de l’Europe de l’est. La petite Autriche est le plus gros investisseur étranger en Slovénie, Croatie, Bosnie, Roumanie et Bulgarie. En Serbie, Slovaquie et Hongrie, elle est parmi les trois plus gros. C’est dans le domaine de la finance, des services et du bâtiment que des profits énormes sont réalisés par les trusts autrichiens, qui peuvent ainsi aplanir les tensions sociales dans leur propre pays. Mais les banques et l’économie autrichiennes ne sortiraient pas indemnes d’un approfondissement brutal de la crise à l’Est.
Crise et luttes de classe
Un tel scénario remettrait les luttes de classes à l’ordre du jour, bien que la bureaucratie syndicale social-démocrate veille à les empêcher. Partout, au parlement national comme dans les régions, siègent des notables sociaux démocrates qui sont également syndicalistes. Ils y votent les sales coups contre les travailleurs qu’ils se devraient au contraire de combattre, en tant que syndicalistes ! Un dénommé Rudolf Hundstorfer est directement passé en 2008 de son poste de président de la confédération syndicale à celui de « Sozialminister » (Ministre des affaires sociales dans le gouvernement fédéral) où il s’est illustré par des mesures d’austérité.
L’Autriche connaît pourtant ces dernières années des luttes sociales isolées. Des grèves dans la métallurgie à l’occasion de la renégociation annuelle de contrats collectifs. Des résistances à répétition dans le secteur de la santé, contre le mal chronique des restrictions budgétaires (en particulier dans les hôpitaux sous contrôle de l’église catholique en Haute Autriche). Les manifestations des personnels des jardins d’enfants ont été d’autant plus remarquées en 2009 qu’elles ont eu lieu contre la volonté des dirigeants syndicaux.
Il serait temps pour le mouvement ouvrier de rompre définitivement avec ce « partenariat social » que le gros des capitalistes eux-mêmes a depuis longtemps jeté aux orties. Certes la social-démocratie du SPÖ s’accroche. La tâche est certainement de partir d’« en bas », des entreprises elles-mêmes. Et de reconstruire. Pas facile, mais incontournable.
1 Wirtschaftskammer, Landwirtschaftskammer, Arbeiterkammer.
2 Selon un indicateur officiel du pouvoir d’achat
3 « Neue Mittelschule » ou « Nouvelle école moyenne », genre de collège professionnel.